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    Il me semble étrangement que l'aube ne prit de contours qu'à l'unique maturité de mes quinze années percées et oubliées comme un vagabondage commun à l'enfance, état de perception unique, dixit Colette, bondissante ou tranquille que j'effleurais alors, perçant et oubliant mon passé. Les miroirs nocifs de mes aubes ont prêché ma perte, mais je m'en suis défendue, princesse de cœur et de sens, princesse improbable, à l'abri de cette bouche : la mienne, princesse aux seins écrasés dont l'expression était moins menaçante ou menacée.

    L'amant de Paris, un dandy cérébral -pour tout humour que je lui pourrais consentir, avançait à pas lents dans un suicide incertain ; il s'agissait d'un plus perfide suicide que celui que l'on prête communément aux fous, c'était un suicide névrotique, beau en cela qu'il se revendiquait ; qu'il avait compris, lui, le suicidaire, quel état d'aliénation authentique, disait Artaud, habitait ses chairs. Alors il lui semblait plus honorable d'y crever, d'y laisser sa vie,  plutôt que de la confondre dans un drame de conscience qui à l'honneur associe la hauteur sociale.

    Cela ne s'est  jamais déroulé dans l'indifférence, ni l'aliénation de Van Gogh, ni celle d'Artaud, ni celle de mon amant je crois. Il y eu cette lente marche, ce rassemblement dirait l'auteur, ce fabuleux rassemblement de « normalité » qui a créé l'asile et s'en est rendu malade par la suite. Car les fous se dénombrent, ils ont leur place dans la société, ils font partie de nous. Ils ont renoncé à l'honneur comme Société l'entend et ne tienne pour règle que de fastes desseins de Nature. Ils ont trouvé dans l'indigence mentale, la revendication, la révolte, leur honneur...

    La mienne ; mon aliénation, est sale depuis ce dix mars où j'abandonne mon existence à l'Autre, celle de mes parents notamment, et à cette immense machinerie qui régit leur pensée : Société. Je noue des pactes, tous plus barbares les uns les autres. Des pactes impersonnels. Des conjonctures improbables. Des engagements dont la forme seulement évoque en moi une once de sens. J'aperçois alors distinctement les perditions de mes esprits, mes déambulations sont provoqués, ma liberté est entravée, mon mouvement est consenti et ne résulte nullement d'un choix qui me serait personnel. Je sens désormais ce réflexe d'appropriation d'un « je » et d'instincts reptiliens ou assaillis de principes, ce formidable assemblage, dirait le scientifique trop con, d'atomes et de cellules qui ne savent que fonctionner ou non, et ne connaissent ni la fatigue, ni la folie, courir dans mes pores dans l'indifférence de la vie, supposant l'agonie de notre condition ; humaine condition où facultés et faiblesses profilent déjà injustement notre devenir.

     

                   Un jour, cependant, j'ai rencontré Jostein Gaardez dans un coin de métro. Ou bien était-ce dans une bibliothèque... C'est une édition papier, tout ce qu'il y a de plus banal, déchiré en de certains endroits : c'est un cadeau de l'amant, il m'offre dès lors, plus qu'un monde de la petite Sophie, il m'offre la possibilité de comprendre la philosophie ou cette manière de penser compliquée lorsque tout semble simple disait mon professeur de lettres grecques. Dès que je pénètre les premières pages -je dis pénétrer, il ne sert à rien de les parcourir- je ressens le frisson des premières fois; découverte de la substantifique moelle, celle de Gargantua, celle de Rabelais si l'on veut. C'est un livre qui influe, redirige, soumet la pensée; l'amant de Paris, comme bien d'Autres, y reconnaît l'origine d'une passion, cette passion dévorante et stridente, invitant à Spinoza de longues heures d'études où le mouvement de l'esprit ne serait plus consenti mais admirable de liberté, dans le transport physique de son expression et raisonnement volubiles. L'histoire ne dira jamais combien s'y sont cassés les dents; et pour Spinoza, et pour bien d'Autres...


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